Saturday, October 20, 2007

LA PASSION DE L’ALTERITE CHEZ L’ECRIVAIN NABILE FARES

Mohammed-Saâd ZEMMOURI



LA RECONNAISSANCE D’AUTRUI.
La caractérisation au plan physique d’Abd-Nouar [1] déroute le lecteur. Il est tantôt une personne de couleur blanche, tantôt il est dit noir. En fait, il est décrit comme ayant « la peau blanche comme un enfant noir », car c’est un albinos [2]. Le prénom même du personnage résulte d’un jeu ou procédé de fusion entre deux langues : alors que la particule abd est arabe et signifie le serviteur ou l’esclave, nouar est une déformation probable [3] et la transcription phonétique de l’adjectif français noir. Autrement dit, le prénom du personnage signifie l’esclave noir. Pourtant il s’agit d’un berbère algérien qui devient, par un jeu d’écriture, un noir ou albinos. Pour ajouter à la confusion et l’incertitude, ailleurs le récit le décrit de manière récurrente comme un rouquin [4]. En tout cas ces caractéristiques physiques diverses et contradictoires n’ont pas pour finalité d’installer le doute mais de créer une figure qui pose la question de l’identité et de l’altérité à travers une seule et même personne [5]. Et le choix de l’albinos sert à Farès pour mettre en cause l’idée d’une identité pure, certaine, irréductible. C’est pourquoi nous trouvons dans le même récit ce paradoxe récurrent que la couleur noire est la même que la couleur blanche. Entre les deux il n’y pas différence, opposition, mais ressemblance et imitation ! Nous pouvons lire dans ce sens : « Ce mimétisme des couleurs qui du blanc découvre le plus noir » [6]. Notons ici le choix du verbe découvrir qui exprime bien un mouvement de l’un vers l’autre. D’ailleurs ce mystère des variations est « l’énigme » même du monde pour Jidda, la grand-mère du narrateur qui semble entendre par là la réalité du métissage et de l’interculturel. Il s’agit là de deux termes ou réalités indissociables : « Prends le blanc et le noir, ou ta propre peau », lui enseigne-t-elle. C’est le même enseignement qu’un autre personnage, l’Amin, le Sage du village transmet aux gens en affirmant : « Nous sommes êtres mêlés. / De sang et peau mêlés » [7]. Ce mélange peut s’entendre dans deux sens. Il souligne d’une part la nécessité de la reconnaissance de l’autre dans une optique interculturelle ; ce qui implique ouverture et échange. D’un autre côté on peut l’appréhender comme une injonction à la pratique de la fraternité et un amour d’autrui qui tend vers une identification ou une fusion. Ainsi, se comprend la situation du protagoniste qui devient autre, se met dans la peau [8] de l’autre, se fond en lui comme un autre soi-même. Car il n’y a pas d’autre réalité que le métissage biologique ou culturel. En fait si le phénomène paraît une réalité incontournable, même si elle est niée ou occultée par beaucoup d’hommes, chez Farès il s’agit beaucoup plus d’une valeur [9] défendue de manière récurrente et avec force. Valeur exaltée contre toute forme d’intolérance, de discrimination ou d’exclusion. C’est la leçon même de l’œuvre de James Baldwin l’écrivain noir auquel le récit Un Passager de l’Occident rend hommage [10]. En tant que membre d’un groupe ethnique minoré, nous voyons Farès se solidariser avec Baldwin et le combat des Américains noirs pour la reconnaissance de leurs droits. Solidarité et amour pour un groupe victime de traitements dégradants au cours d’une histoire marquée par la brutalité et l’oppression à leur encontre. On en voit la trace aussi dans le métissage et la fusion que réalise l’écrivain qui, en racontant le mythe de Kahina [11] quand elle organise la résistance contre les Arabes musulmans, met en scène parmi les guerriers de son camp un homme du Sud, de peau noire, Osmane qui constitue le trait d’union entre les Berbères du Nord et ceux du Sud. Hommage à la négritude intégrée à l’histoire de l’Afrique du Nord. Le prénom qu’il porte constitue lui aussi un lieu de métissage : forme africaine de l’arabe Othmane et terme berbère qui signifie la lumière ou l’éclair. Ailleurs dans le récit, ce même personnage est confondu avec Ameksa le berger ou le Récitant. Ce procédé de télescopage des personnages n’est pas qu’un vain jeu de l’écriture littéraire ; en produisant le bouleversement, la perturbation ou la subversion et le dépassement de l’identité, il affirme la présence de l’altérité dans le même et l’appréhende comme valeur fondamentale. Nous avons là un désir et une passion de l’autre, rare dans les textes littéraires. C’est d’ailleurs ce que signifie aussi le mythe de l’androgyne réinvesti dans Un Passager de Occident pour dire ce métissage. Le mythe qui servait à Platon pour expliquer l’attirance de la femme et de l’homme est réactualisé par notre écrivain qui lui donne une nouvelle interprétation. Pour Farès, les hommes oublient leur androgynie lorsqu’ils s’entretuent, veulent dominer, persécuter ou exclure leurs semblables. Le mythe exprime ainsi chez lui l’imperfection et l’incomplétude de l’homme qui refoule pourtant, nie ou occulte cet amour de l’autre qui le complète et dont il a absolument besoin :
« Car ce que dit le Sphinx (Moitié-Moitié) c’est que l’homme est un être androgyne, et que la violence de l’homme est la seule réponse trouvée par l’homme à la question de son androgynie » [12].
CONCLUSION
Les textes de N. Farès paraissent travaillés par une double tendance ou postulation ; ils sont partagés entre l’affirmation identitaire berbère d’une part et une quête universaliste d’autre part. Avec cet écrivain, l’œuvre littéraire s’offre donc comme un lieu de méditation sur les relations entre les hommes. Elle relève d’une démarche éthique inséparable de la dimension esthétique. Surgissant dans un monde où malheureusement « l’homme n’est pas un frère pour l’homme » [13], elle défend un humanisme qui vise à dépasser une identité négatrice de l’autre Elle exalte en fait l’altérité comme l’autre face ou l’autre partie de soi et elle nous enseigne ce que disent les Sages comme Jidda et l’Amin du village. A une époque où l’histoire des hommes reste marquée par les violences de toutes sortes, par la peur et la haine de l’autre, les textes de Farès délivrent un message de paix et de fraternité entre les hommes. Lequel postule, comme une exigence la reconnaissance de l’autre comme figure de soi et le choix de l’interculturel comme unique voie humaine.





[1] Le brouillage se reflète aussi dans les différentes transcriptions du prénom.
[3] C’est notre hypothèse qui permet de donner un sens à ce prénom étrange. Il semble une reprise originale du prénom arabe/musulman Abdennour (serviteur de la Lumière (Ennour), un des attributs/noms de Dieu en islam).
[4] P. 215, notamment. Il a « les cheveux rouges et la peau blanche... ».
[5] Signalons ici le procédé récurrent du télescopage et de la confusion des personnages chez FARES qui le pratique à une grande échelle dans certains textes. Ce qui renforce cette signification et figure de soi comme être pluriel. Nous nous contenterons d’un autre exemple, celui de l’amie d’Abdenouar, Malika (en arabe la reine) qui se confond avec la Kahina dans laquelle se fond aussi la grand-mère Jidda !
[6] Mémoire de l’Absent. Nous pouvons lire aussi qu’Abdenouar a « la peau blanche, si blanche qu’elle est - en fait noire plus noire que la peau d’un noir », pouvons-nous lire dans un extrait (215).
[7] Idem, p.79.
[8] La peau est une isotopie saillante dans Mémoire de l’Absent. Nous analysons cet élément-leitmotiv dans notre thèse.
[9] Dans Mémoire de l’Absent nous pouvons lire : « Erreur. Le mélange existe. On n,’enseigne pas le mélange à l’école ».
[10] FARES cite BALDWIN dont cette formule revient comme un leitmotiv : « il faut que les Etats-Unis se persuadent qu’ils sont une nation métisse ». (Un passager de l’Occident : 20) Ou encore cette phrase très forte : « accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer, (...) Le prix sans précédent exigé - à cette heure dramatique de l’histoire du monde - c’est de transcender les réalités raciales, nationales et religieuses » idem, 21.
[11] On voit la part de l’imaginaire dans le traitement de l’épopée historique de la reine berbère qui mena la résistance contre les Arabes. Ici le poète intègre ces éléments symboliques afférents à l’identité et l’altérité que nous exposons ici. Voir sur la Kahina dans l’œuvre de Farès notre thèse ainsi que notre ouvrage et l’article « L’Histoire des Berbères au carrefour de l’Histoire, de l’imaginaire et de l’idéologie dans la littérature maghrébine de langue française » publié dans les Actes du Colloque International « Des Amazighes dans l’Histoire à l’Histoire de Amazighes » Université d’Eté d’Agadir (21-23 juillet 2000).
[12] Un passager de l’Occident (21).
[13] Phrase clé dans Mémoire de l’Absent.

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